Francisco Goya / Ascencio Julia, Le Colosse, 116x105 cm, huile sur toile, 1808-1812, musée du Prado, Madrid.
Une monumentalité sans paternité
Les experts de l'expertise ont jugé sous une lumière adéquate : Le Colosse, l'oeuvre du Prado n'est plus attribuée à Goya mais à son principal assistant Ascensio Julia. La volonté de véracité scientifique est louable, nous pouvons le comprendre, mais de là à lire cette phrase dans Le Monde (daté du 30 janvier 2009 - Sugawara ne s'embarrasse pas de la stricte actualité) : "Pendant près de quatre-vingts ans, les visiteurs du Prado auraient donc admiré une oeuvre qui n'a rien d'admirable..." il y a un pas inutile à franchir.
Doit-on admirer une oeuvre pour sa signature ou bien pour sa force, ses potentiels ? Si nous admirons une oeuvre pour son auteur, alors Jean Dubuffet avait raison dans son ouvrage : "Asphyxiante culture" (publié par Jean-Jacques Pauvert en 1968, augmenté en 1986 chez les éditions de Minuit).
Souvent, toujours, la vie d'un artiste est sujette à la construction d'un mythe, d'un phantasme, surtout si son existence a traversé les remous de l'Histoire. Pour autant, est-ce nécessaire ? Que connaissons-nous des sculpteurs de l'antiquité égyptienne ? Rien. Ce qui nous émeut sont les scènes réelles ou mystiques ; leur ciselé ; leur finesse et leur appartenance à une civilisation de première importance. Nous pourrions penser la même chose pour les portraits du Fayoum, dont nous emporte peu l'auteur, tant les visages suffisent à imprimer, des siècles après, leur humanité dans les consciences de notre courte vie.
La singularité de l'artiste a son importance, mais parfois, nous devrions nous défaire de son ego, le spectateur pourrait alors se contenter de l'oeuvre. Je dirai même davantage, mieux vaudrait parfois ne pas connaître la biographie de l'auteur tant la vie et l'oeuvre peuvent être duales et singulièrement opposées.
D'après les experts, la technique, les couleurs, du colosse sont faibles par rapport aux autres oeuvres de Goya ; il est possible que l'artiste lui-même fut faible les jours de la création de l'oeuvre ou peut-être avait-il délégué une partie de la réalisation à son assistant. Plusieurs exemples de réalisations conjointes d'oeuvres ont été établies : La Piéta du Titien finit par Bassano, comme de nombreuses oeuvres de Rubens sur lesquelles peignaient Van Dyck et Joardens, etc.
Lors de l'inventaire des biens de la demeure et de l'atelier de Goya à la mort de sa femme (Josefa Bayeu) en 1812, le doute prévalait déjà pour une douzaine d'oeuvres dont celle-ci. Il suffisait peut-être de mentionner l'assistant pour clore le sujet et laisser regarder l'oeuvre. En définitive, c'est ce qui importe.
L'opportunité d'avoir vu Le colosse au Prado, me laisse un tout autre sentiment que celui d'une oeuvre ratée ou mineure. Parmi toutes les oeuvres que j'ai pu découvrir, étudier en vingt cinq ans, cette oeuvre est l'une des plus magistrale car elle illustre au mieux le concept de monumentalité en art. Cette foule grouillante, apeurée, opposée au géant (peint dans des teintes sourdes et avançant irrémédiablement vers de nouveaux crimes), n'est pas minuscule par le simple rapport d'échelle au colosse, mais parce qu'elle perd tout contrôle sur elle-même. Elle se disloque dans toutes les directions à la manière d'atomes ayant commencés une réaction en chaîne incontrôlable (quelques personnages sont d'ailleurs très lumineux - ce sont des ponctuations chromatiques savamment orchestrées qui peuvent nous laisser entrevoir une issue chanceuse pour certains d'entre eux ou bien l'explosion finale de leur entité). Se faisant, il n'y avait aucune raison pour le peintre (X ou Y) de peindre avec clarté linéaire ou méticulosité les personnages de la foule, car ces anciens humains civilisés perdent leur substance au fur et à mesure de leur fuite. Ils se désagrègent à chaque mouvement au point de n'être plus pour certains que des ombres, des spectres. Il s'agit d'une peinture de dématérialisation où le colosse même, n'a pas la nécessité d'être bien peint (j'entends par là une justesse de trait), car il incarne l'idée du mal qui s'insinue en l'homme quand les événements Historiques lui font dépasser la mesure acceptable de la civilisation. Le peintre (X ou Y) préfigure déjà l'ombre figée par l'explosion atomique sur un mur à Hiroshima. Ne faut-il pas avoir une préscience du monde et des phénomènes pour imaginer de telles choses. Ce ne peut-être que l'esprit d'un Etre qui a pensé toute sa vie à la condition humaine, assurément davantage que quelques experts en mal de trouvailles.
Notez enfin que Le personnage du colosse se retrouve dans plusieurs gravures de Goya de la série des malheurs de la guerre : Esto es peor (15x20 cm, plume et lavis, 1812-13) ou bien Le Géant (28x21 cm, aquatinte et burin, 1818, MOMA, NY).
Ne vous fiez pas à l'image de l'objet mais à l'objet lui-même.
Gen Sugawara, En plein automne 2011.