La prolifération exponentielle des images médias depuis les années quatre-vingt dans les domaines de l’information, de la publicité, du cinéma, de la vidéo, de l’Internet aujourd’hui aurait pu en trente ans affiner notre culture visuelle, nous donner le sens de la hiérarchie, de l’analyse sémiologique, de la subtilité de la lecture, ayant pour résultat une meilleure compréhension de la création artistique visuelle ; hors, il n’en est rien, ou si peu. Le Tout-se-vaut, même en art, est de rigueur et peu nombreuses sont les personnes susceptibles de hiérarchiser, de comprendre des images complexes sans défaillir, sans les taxer de difficiles ou de l’anathème définitif : d’image dure.
D’où vient ce manque de potentiel, ne permettant plus de comprendre et d’assimiler ? D’où vient cette pusillanimité du regard ? D’une absence de culture sélective et profonde ? D’un amoindrissement intellectuel ? Je le crains, malheureusement. Est-ce pour autant, la seule faute de l’individu. Non.
Pour Sugawara, le problème est plus vaste et provient de la société du spectacle, où la culture dans son ensemble a pris place sur le rayon peu glorieux de l’Entertainment : c'est-à-dire du divertissement. L’existence n’est plus qu’un jeu, Il faut se divertir de tout et avec tout ; penser augmente les frustrations de ce que nous ne pouvons faire ou avoir. Nous confronter à une œuvre obligeant la réflexion et nécessitant une acuité fine entre les lignes, les masses, les formes, le sens, etc. rebute. Nous devons, par contre, aller aux expositions parce que nous le valons bien ; parce que notre hebdomadaire en parle et parce que le marketing culturel (termes absolument antinomiques) a fait mouche. Nous réserverons alors notre place pour aller voir la ixième exposition événement. Je ne sais pas si nous en avions une absolue nécessité pour notre développement personnel, mais nous mourrons joyeux ce soir de nous être rempli encore une fois, cela nous permettra de rayonner. Nous aurions aussi bien pu aller au cinéma ; filmer en HDI une vidéo perso destinée à Youtube ; flâner dans une galerie marchande assouvir l’irrépressible envie d’acheter un nouveau gadget (il parait que la crise et la concurrence chinoise font baisser les prix) ; mais non, nous avons quelques ambitions intellectuelles et il nous parait riche d’aller nous goinfrer l’esprit. « T’as vu la dernière exposition Monet ou bidule ? - Non, je croyais qu’il était mort ! Ah ! des œuvres oubliées ?».
Sugawara rejette cette vision de la culture consumériste. Il y a une inadéquation entre la culture et la consommation culturelle de masse. La consommation culturelle n’éduque pas, ne confère pas de sens critique, n’est pas réflexive, pluraliste, mais simpliste et formatée. Elle a le goût docile du compromis et de l’autosatisfaction (rien pour envisager avec audace une future [r]évolution, fut-elle intellectuelle), c’est une culture d’état ou du marché, donc officielle ; non sans âme, mais sans anicroche, ni soubresaut, elle conforte le goût dominant des scribouillards et des embourgeoisés pusillanimes.
Lorsque je pense à la quantité d’efforts intellectuels, psychiques et physiques qu’un artiste (notamment) s’impose pour que le monde s’enrichisse de l’organisation d’une conscience éveillée, j’ai honte de cette massification culturelle quasi industrielle, sans incongruité ni subversivité. L’art, le vrai, fait peur, car il n’ambitionne pas la facilité et créé le doute obligeant l’étude ; il expurge de la matière les éléments les moins consensuels et provoquent un dépassement de la mesure générale. Si ce n’est pas le cas, pourquoi créer ?
Sont-ce ces temps de crise, amenant vers une imagerie simpliste, qui ramollissent nos liens à une culture favorisant les grands arts (le terme grand art est employé sciemment, dans le sens ce de qui est déterminant dans un projet de civilisation en vue de son accomplissement. Evidemment dans cette acception, l’art ne peut être isolé, il s’associe avec toutes les sciences humaines) ? Il y a du vrai, mais ce n’est pas suffisant pour la discréditer en la classant parmi les divertissements. La raison de cette évolution, nous devons la chercher dans les choix d’économie politique qui gouverne désormais nos sociétés, dans l’accroissement démesuré de la technique (devenant non un moyen mais une fin) et au final dans la technicisation de l’individu (l’individu devenant une prothèse d’usage de l’objet sacralisé). Il fut un temps, proche, où l’équilibre entre le développement économique des états et des sociétés privées par rapport à l’autonomie intellectuelle de l’individu, grâce à son éducation, fut mené à un haut degré de réalisation (cette pensée, ne s’applique malheureusement qu’à l’occident). Désormais, nous percevons bien que les priorités des états ne sont plus les mêmes, qu’elles s’appliquent aujourd’hui à réduire les coûts financiers de ce qui pourrait cultiver l’individu. Car le cultiver, c’est en faire un être pensant, sujet à l’insubordination, à la désobéissance, à la critique sociale et politique ; c’est un être capable de rejeter un système et de s’unir avec d’autres êtres pensant pour renverser des choix économiques et politiques. Mieux vaut alors axer son existence vers le seul désir d’acquisition des objets, des objets technologiques lui conférant la sensation de liberté, de puissance, d’omniprésence afin de confisquer sa pensée et de le réduire à l’état de machine à consommer : je consomme ce que je produis, je produis ce que je consomme, le reste est trop d’efforts. La nouvelle barbarie est en train de naître sous nos faux choix de civilisation, malgré les cendres encore chaudes des dernières guerres, des derniers massacres, des dernières crises financières. « [Notre] soumission [au système puise(ra)] ses racines dans la soumission radicale de [notre] pensée ».
1. Geneviève Decrop (préface de) in Rudolf Hoess, Le commandant d’Auschwitz parle, p16, La Découverte, Paris, 1995, 2005.
Au temps de la fonte des neiges précoces, Février 2012.
Sugawara Gen.