L’artiste et le pacte social.
De tous les arts, l’art pictural est le plus démocratique et celui qui amène, présente gratuitement l’œuvre à l’amateur, au curieux . « Pourtant, direz-vous, le prix des œuvres d’art est largement au-dessus du revenu moyen de la population ! » Oui, mais l’intérêt est-il de posséder une œuvre ou de pouvoir l’approcher, l’appréhender, l’expérimenter , la sentir…
Combien d’entre vous ont payé leur visite d’exposition dans une galerie ? La réponse est simple : aucun, car chacun sait qu’une galerie est d’entrée libre. Par conséquent, tout le monde à le loisir de se cultiver aux frais des artistes et des galeristes. Sugawara, le premier, le fit quand étudiant, il passait d’un musée à un quartier de galeries deux fois par semaine. Parfois, il entretenait avec le galeriste des discussions intéressantes devant des œuvres d’artistes modernes ou contemporains, ou bien, il déambulait seul d’une œuvre à l’autre sans souci de temps. Je me souviens avec émotion le jour où dans une galerie-librairie-salle des ventes, je pus m’asseoir et contempler le cabinet de musique réalisé, en céramique, par Kandinsky pour un collectionneur. J’étais seul, je m’assis au moins une heure, à goûter des yeux le travail du dessin, des couleurs sourdes et néanmoins vives de tons et d’harmonies. Il n’y avait aucun bruit, si bien que la musique à laquelle avait pensée l’artiste, en réalisant l’œuvre, pouvait être mienne. Ce fut un moment d’extrême sensibilité que je souhaite à chacun.
Est-ce que l’opéra, le cinéma, le théâtre, les concerts permettent cela sans dépenser un euro ? Non et c’est bien dommage, car en ces temps où l’argent vient à manquer pour beaucoup, il faut des lieux où la culture se donne sans contrepartie. Les classes sociales favorisées ne sont pas les uniques cibles de l’art. Oh, J’entends bourdonner mes oreilles de cris d’artistes me disant tout le mal qu’ils auront à rembourser leur atelier et à payer leur pitance si personne n’achètent leurs œuvres et un cri non moins épouvantable de galeriste me montrant le poids des factures dont il doit s’acquitter pour le fonctionnement de son entreprise (laquelle fait vivre l’artiste, etc.), tout ça, nous le savons et Sugawara le sait (pardonne moi cette offense, galeriste chéri), car c’est aussi un artiste. Mais j’ai au cœur cet esprit des lumières (ce qui distingue la France du commun des pays, ne l’oublions pas) qui sut répandre le Savoir et le Penser, avec le plus bel élan humaniste de l’Histoire.
Il y a deux jours, alors que j’étais en train de finir, après un mois de travail, la première étape de la réalisation d’une œuvre de quatre mètres vingt sur deux, je reçus un appel : «
- Sugawara*** ?
- Oui, Claude, comment vas-tu, et ton œuvre en cours ?
- Je t’appelle justement pour ça, je peux passer à ton atelier ?
- Viens, le café est au chaud sur le poêle, je bosse sur la grande œuvre pour … »
Claude est arrivé et j’ai corrigé sa peinture en lui donnant quelques références d’artistes et d’œuvres à chercher pour qu’il comprenne mieux son travail d’amateur et qu’il puisse avancer sur le chemin de sa propre culture. Ah, Claude est un habitant de la ville où je réside, il n’est pas de ma famille, il est retraité, il a 72 ans et ne m’achètera jamais ni une peinture, ni un dessin, c’est hors de ses moyens. Par contre, je sais qu’il compte un peu sur moi pour parfaire, avant sa mort – que je lui souhaite dans longtemps, sa condition d’Homme. Durant sa vie professionnelle il n’a pas eu l’occasion de se cultiver, maintenant il l’a et ne veut pas gaspiller ce qui lui reste à vivre en de vaines occupations, alors il a sonné à ma porte, comme d’autres, pour profiter de mes quelques savoirs en art .
C’est ça, le pacte social de l’artiste, ne pas lésiner sur la passation du savoir : je sais, je transmets. Je dois vivre de mes œuvres certes, mais je ne dois pas oublier cet esprit des lumières qui a contribué à l’égalité et au développement de chacun.
Gen Sugawara***, Le mois où l'humidité de la forêt tombe tôt sur les épaules, 2011.