Il y a des artistes que l'on suit depuis des décades comme un essentiel de voyage, Audrey Flack est de ceux-là. Il a suffi de la découverte de quelques œuvres éditées dans une des premières monographies consacrées au Photoréalisme américain voilà presque quarante ans, pour que l'artiste intègre visuellement ma galaxie d'artistes et d'œuvres : celle qui crée de l'espace dans l'espace et invite au cheminement perpétuel. La mémoire a cela de bien qu'elle commute les perceptions et renvoie indéfiniment une chose vers une autre. Nous pourrions évoquer une réaction en chaine, telle qu'en physique nucléaire dans laquelle un neutron cause la fission d'un noyau atomique et produit un plus grand nombre de neutrons.
Lorsque j'ai découvert l'œuvre d'Audrey Flack, l'artiste peignait essentiellement des natures mortes aux couleurs intenses, sinon criardes, que nous aurions pu croire façonnées grâce à un confit de sirop de glucose coloré. Non loin d'ailleurs de la pâtisserie anglo-saxonne dans laquelle le décor ostentatoire semble avoir davantage d'intérêt que les saveurs et le textures de la composition culinaire. Chaque œuvre présentait un rendu de la lumière épais, pégueux, à provoquer l'équivalent pour l'œil d'une crise de foie par excès de sucrerie. Vendu comme cela, nous pourrions avoir des doutes quant au choix d'écrire sur l'artiste. Cependant ce surfaçage est la caractéristique de l'art américain : la frontalité chère à Clément Greenberg qui fut le critique des expressionnistes abstraits dont fit partie Audrey Flack à ses débuts.
C'est pourtant ce surfaçage bien particulier qui retint mon attention, parce que ses œuvres sont à nulles autres pareilles. Elles ont une facture, une manière singulière qui impactent la rétine, et résonnent en un artiste comme un paradigme : la personnalité unique du travail détachée de l'influence esthétique d'autres artistes. La facture des œuvres photoréalistes d'Audrey Flack est lisse et sans matière picturale ; elle présente néanmoins un léger voile flou au niveau du contour des formes propre à la projection d'infimes gouttelettes de pigments sous pression. Elle peint évidemment à l'aérographe avec des caches, ce qui occasionne une image efficace, sans bavure. Nous sommes loin d'un Titien de la dernière manière qui étale parfois sa couleur avec ses doigts, ou d'un Morandi qui délitent les formes dans un cosmos matiériste où rien ne se crée, rien ne se perd, mais tout se transforme. Audrey Flack discerne les formes au point que nous pourrions les croire scotchées les unes aux autres comme dans un travail graphique préparatoire avant un master prêt pour l'impression, autrement dit, comme si les formes contenaient, toutes proportions gardées, un clair obscur intérieur à chaque couleur locale indépendamment des autres formes. Audrey Flack délimite ainsi sa forme peinte comme des unités autonomes amoncelées formant un tout. Une lecture psychologique de ce fait plastique me parait acceptable : malgré le corps social, la famille, chaque être est seul, en lui-même, pour choisir sa vie, son destin, et pour affronter les vicissitudes de l'existence. Ainsi chaque œuvre serait moins une nature morte qu'un amoncèlement d'objets formant un autoportrait réel ou imaginaire.
La vie, le destin semblent avoir une importance notable dans ses natures-mortes-autoportraits, car nous y apercevons plusieurs types d'objet ou de représentation. Il y a d'abord la sphère intime, féminine qui expose des bijoux, des parfums, des tarots qui pourraient se trouver sur la commode de la chambre de l'artiste, et dont elle prendrait des photos pour nous parler de son quotidien. Telle que la vanité le montre dans l'histoire, nous y lirions l'avancée de l'âge, la venue de l'argent suite à des ventes et à une renommée grandissante, la conscience de la mort, le questionnement existentiel. A cette part intime ou moins distanciée, l'artiste joint des photos d'histoire, une photo d'un camp de la mort de la seconde guerre mondiale, une peinture de la renaissance italienne, portraits de Marylin Monroe. Nous pouvons dire sans conteste que son histoire personnelle se déroule dans et avec l'Histoire. C'est là un fait intéressant, trop nombreux sont les artistes qui glissent sur la période dans laquelle ils vivent pour n'en rien montrer, ou alors sans s'engager. L'art étant forcément politique, il ne peut se résoudre à de la simple démonstration esthétique. Reproduire la belle ferronnière de Léonard De Vinci est un hommage à l'art de la Renaissance qui amena entre autre à un changement de la représentation du monde, et demeure aujourd'hui incontournable aux artistes. La reproduction d'une photographie de prisonniers d'un camp de la mort Nazi est l'opposé de celle de Léonard De Vinci où l'Europe se développe et s'ouvre vers de nouveaux mondes, les camps de la mort Nazi sont une aporie de la civilisation, une abjection indépassable et incompréhensible. Quant au double portrait de Marylin, Warhol n'est pas loin, et le star system Hollywoodien érigé en nec plus ultra de la culture pop américaine vient presque effacer les deux premières références.
Le cadrage des œuvres très resserré autour des objets choisis, ne propose aucun espace de repos visuel où nous pourrions un instant échapper à la composition et au sujet. Quand nous nous remémorons des natures mortes du XVIIème ou du XVIIIème siècle, il y a toujours une possibilité de poser son regard vers des zones peintes informelles dont la touche fait vibrer la lumière et la couleur. Ces zones non figuratives sont bien souvent des murs qui induisent l'intérieur de l'atelier ou de la maison de l'artiste, et permettent de comprendre d'où vient la lumière et qu'elle est son origine. Là, nous sommes obligés de prendre de plein fouet l'orgie de formes aux couleurs acides. L'art américain n'est pas l'art européen mâtiné aux siècles d'histoire. Il vante son hégémonie depuis la fin de la seconde guerre mondiale, et n'a que faire que de la demi-teinte ou la demi-mesure. L'histoire s'écrit vite pour eux de peur d'en perdre le contrôle, car nombreux sont ceux derrière qui voudrait leur ravir la première place.
Il y a beaucoup d'objets dissemblables dans ces natures mortes, la profusion y règne, Audrey Flack ne s'autorise pas l'économie visuelle. Elle accumule jusqu'au trop plein, non loin d'une œuvre de Pollock qui expulse l'artiste de la toile quand il travaille les Drippings et autres coulées de peinture sur la toile posée au sol. Cela me rappelle l'intérieur d'un atelier, les plans de travail, et le fatras amoncelé dont la fonction, outre le désordre ordonné, est une poétique assumée pour déclencher la création. Pour autant ce qui déclenche la création n'est généralement pas montré, mais utilisé incidemment, comme le mycélium en forêt pour fructifier le champignon... Là, le fatras, l'atelier, la chambre, la poétique de départ sont montrés, car il est peut-être ardu de faire le tri entre l'essentiel et l'accessoire. Ce qui importe à l'artiste est de tout projeter à la figure du spectateur, comme la vitrine ou le rayonnage d'un magasin sur et dans lesquels tout regorge. C'est un choix de société et de civilisation, et Audrey Flack sait en être le témoin.
Christophe Avella Bagur 07 12 2024