Je ne me le répèterai jamais assez, la découverte est le sel de l'existence. Quand nous pensons déjà avoir beaucoup appréhendé, touché, vu, senti, lu, une infime parcelle de l'univers se fait jour et nous engage à poursuivre le chemin. Souvent je me laisse guider sans idées préconçues, mû par le simple souffle vital comme au sein d'une forêt silencieuse et régénératrice. Hier, la face peinte d'un pierrot m'apparut. Pour avoir peint et dessiné un ensemble de clowns intégrés à ma série des Face Floating Souls, je prêtai un regard attentif à l'œuvre, et faisant défiler les pages de plusieurs sites, je m'aperçus que le peintre auteur de ces différents portraits ne réalisa que des autoportraits grimés en clown, en pierrot. Le nom fut trouvé assez rapidement : Armand Henrion, artiste belge liégeois naturalisé français, né en 1875 et mort en 1958. De lui, nous trouvons des affiches publicitaires, des scènes de genre, et ces fameux autoportraits de pierrot dont les formats sont identiques à l'échelle d'une tête humaine.
L'effet du nombre est saisissant. Trouver plusieurs dizaines d'œuvres peintes de la même facture, assez épaisse qui ne fond pas la touche mais laisse apprécier la matière des pigments, du même cadrage serré autour du portrait et oblige par conséquent à saisir les traits, les mimiques du visages de l'artiste, nous contraignent à dépasser le sujet ou à se demander quel est le sujet du sujet.
Bien souvent Armand Henrion grimace, exagère les expressions, nous pensons qu'il endosse le rôle du clown, et tente de faire rire la galerie dans un registre convenu. J'avoue que ceci serait bien trop simple, et finirait par lasser après quelques œuvres. Or quand nous suivons le cheminement de l'artiste, nous comprenons que ces portraits s'étendent dans le temps, sur plusieurs années, et nous imaginons que l'humeur taquine, ironique des postures n'a rien à voir avec de la pitrerie, mais plutôt de la dérision, de l'autodérision puisque ce sont des autoportraits. Je me rappelle m'être grimé plus d'une fois pour peindre des œuvres de la série Face Floating Souls, à chaque fois, il ne s'agissait pas de faire rire, mais de s'interroger sur un statut social flottant, sur le rôle de l'artiste dans la société et par là-même sur la légitimité d'un travail artistique quand dans le champ économique seul compte et est considéré ce qui rapporte et prospère. L'art lui aussi est soumis à ces règles. Qu'est-ce qu'un artiste qui ne vend pas, n'expose pas, ne communique pas, ne barbotte pas dans le marigot de l'art pour intégrer les bonnes grâces des galeries, des collectionneurs, des critiques ? Un dilettante qui ne veut pas s'insérer dans le monde du travail, un fuyard objecteur de sa propre conscience. Et pourtant combien une personne avisée sait que le travail d'artiste est harassant, besogneux et ingrat : il faut attendre pour exposer, attendre pour être vu, attendre pour que l'Œuvre soit forte, pertinente, et gagne l'esprit des spectateurs au point que ceux-ci l'achète. Aussi quand nous voyons Armand Henrion fumant un cigare en nous envoyant sa fumée blanche à la figure, il peint une vanité dans laquelle se consume son existence, et se perd son souffle... Quand il fait mine de s'étonner en écarquillant les yeux, il se regarde dans le miroir en se demandant pourquoi son être le pousse à continuer... Quand il s'esclaffe c'est le rire d'Ensor dans la parade du carnaval qu'il faut voir, un rire grinçant pour ne pas s'illusionner de quelques réussites, car le yoyo cardiaque produit par la vie d'artiste à tôt fait de pousser l'endurance à bout.
Peut être faudrait-il comprendre ces portraits comme une joyeuse parade et soustraire la part de questionnement, de psychologie artistique afin de profiter de la seule picturalité de l'œuvre qui est simple et riche à la fois. Simple, car la palette chromatique de chaque œuvre est limitée, le cadrage choisi est souvent un portrait à l'angle de vue frontal, et les atours de la mise en scène presque toujours identique. Riche car il émane des œuvres un rien de gouleyant que les yeux ont envi de boire. Pourtant, je n'adhère pas à l'hypothèse de cette joyeuse parade innocente, j'y vois les jalons de la patience, de l'opiniâtreté de l'artiste, un soutien réflexif dans lequel le rôle endossé du clown serait la vision consciente de ses choix d'artiste, une preuve en définitive qu'il se donnerait pour domestiquer le temps, le labeur, la nécessité de faire œuvre et d'en vivre. J'y vois aussi le même acharnement qu'un Van Gogh peignant ses chaussures d'artistes, celles qui le mènent sur les chemins de la création, ou bien encore le clown attablé une clope au bec dans une scène d'Edward Hopper, qui vient de finir son spectacle à Broadway et se demande si son impresario décrochera de nouveaux contrats, enfin le portrait aux pastels de l'illustre Jean-Baptiste Chardin qui nous regarde les lunettes sur le bout du nez afin de mieux percer les mystères du vivant sur la toile.
Tous ces artistes sont louables et forcent le respect. Armand Henrion est de ceux-là.