Combien d'années faut-il pour nous départir d'enseignements partisans, pour réinventer un monde sans influence idéologique et culturelle ? Grande est la tentation de se satisfaire de ce que l'on nous abreuve au fil des jours. Que ce soit en matière d'information, de musique, de cinéma, de style de vie, de désir, d'aventure si tant est que nous puissions encore utiliser le terme quand la standardisation des envies, de la pensée, submerge l'existence.
En art, c'est particulièrement criant. Le goût, que je qualifie non sans ironie d'officiel, couvre les murs, et les espaces dédiés. Ainsi, tout nous pousse à aller dans cette exposition magnifique, quitte à se trouver serré par dizaines devant une œuvre, non par impératif sensible, juste parce que cela existe à un instant T.
Je n'aime pas cette culture mainstream. J'aime la nécessité absolue de parcourir mille lieux pour voir une œuvre en particulier parce que l'étude, et la résolution créatrice d'une œuvre picturale m'y obligent. idem pour les livres, les films, et pour tout ce qui pourrait entrer dans mon esprit. Je parle d'idéal de l'action, c'est une lutte, tant les algorithmes, les influenceurs de tous poils, les médias, le fait même d'allumer le portable orientent nos choix.
En histoire de l'art, je me rappelle qu'il n'y en avait que pour une chronologie européenne, c'est de toute façon logique de comprendre ce qui se fait chez nous en premier, avec la renaissance, Le baroque, tous les courants en -isme, puis les modernes, puis plan Marshall oblige l'expressionnisme abstrait, le pop art, l'art minimal et l'art conceptuel, point final. je n'ai trouvé qu'un éditeur au fil du temps qui propose dans certains de ses ouvrages une découverte globale, dans le bon sens du terme, de l'art sur tous les continents, et à la même époque.
Il est regrettable de ne pas avoir étudié l'art russe, déjà parce que jusqu'au début des années quatre-vingts dix, il était inconnu du grand public et sujet à une censure dans le pays même. Guerre froide oblige, il était partial de n'étudier que l'art du bloc capitaliste susceptible d'être exposé, acheté, vendu, et de surcroît fer de lance de la liberté de conscience face au bloc soviétique, cette machine infernale et assassine [pour ceux qui ne le savent pas encore ou veulent l'oublier, lire : L'archipel du Goulag de Soljenitsyne], louée par de trop nombreux intellectuels et hommes politiques à l'Ouest.
Aussi les artistes soviétiques des années quarante aux années soixante-dix ont été invisibles pour beaucoup d'artistes de l'ouest. C'est regrettable parce que je décèle dans de nombreuses œuvres une empathie pour la condition humaine qui peut faire défaut à l'art occidental qui se veut cru, et souvent froid. Je ne jetterai la première pierre à personne.
Dans les œuvres de Deïneka, Seroz, Smirnova ou Trufanov par exemple, la peinture du monde du travail (passage obligé pour l'artiste soviétique), n'en est pas moins subversive qu'une œuvre pop à l'égard de la société de consommation. Les ouvriers dépeints sont monumentaux, non par la grandeur des dimensions du châssis comme la pompe soviétique sait le faire avec la sculpture, mais par l'emploi d'une plastique judicieuse et vive qui nous plonge dans l'espace de leur tache quotidienne. Pas forcément souriant pour des buts de propagande, ils sont peints concentrés, au repos, regardent le spectateur, et nous sentons une assise respectable, qui élimine tout mépris. Ils sont là, et cela vaut bien une œuvre de l'ouest.