Plusieurs vies ne suffiraient pas pour connaître toute l'histoire de l'art, lieu commun, qui laisse à l'esprit le plaisir de la découverte malgré des décades d'étude. Lors d'une conférence sur la représentation picturale de la guerre, une recherche spécifique sur 14-18 m'a révélé l'œuvre de Georges Leroux, Les Éparges 1915.
Dès la première vue, je l'ai perçue comme une grande œuvre sachant allier la fulgurance du sujet, la puissance plastique, la simplicité, et la capacité de dépassement que l'artiste a su insuffler à l'image. Ainsi, si la scène expose un soldat mort entouré de ses frères de sang dans la boue du terrain de bataille, l'image, l'icône raisonne et fait écho à la mise au tombeau du Christ que l'on trouve dans l'histoire de l'art, chez Titien ou Caravage pour ne prendre qu'eux. Elle peut devenir paradigmatique de la mort qui libère de la souffrance, et condamne par là-même l'inhumanité de la guerre. Sachant que l'œuvre a été peinte en 1939, à l'orée de la deuxième guerre mondiale, et relate la bataille des Eparges en 1915, qui fut un lieu de sacrifice de l'infanterie française, il est possible de croire en une volonté pacifiste pour mettre fin une fois pour toutes aux boucheries de l'histoire en montrant des images implacables. Souvenons nous des premières images photographiques de la guerre de sécession des Etats Unis prises par le photographe Mathew Brady qui fit découvrir au public dans les journaux de l'époque les horreurs des batailles, notamment celle de Gettysburg en 1863. Mais ce n'est pas le sujet qui m'intéresse ici. Ce que je trouve notable et diablement bien utilisé est le sens provoqué par la composition et la chromatique.
Tout d'abord le contexte, un terrain boueux chargé de débris et de croix en arrière plan, un terrain de guerre sans végétation, où l'on sait la terre retournée par l'explosion des obus. Cet espace occupe les deux tiers inférieurs de l'œuvre. C'est donc une lourdeur mise en scène volontairement pour mettre en exergue le sujet : la vie/la mort, qui est mort ? Qui et vivant ? Il ne devrait pas y avoir de doute là-dessus, et pourtant la question se pose et les éléments picturaux incitent à y réfléchir.
La quasi totalité de la chromatique de l'œuvre est rabattue dans les tons de bleu gris, bleu verdâtre, les soldats vivants sont représentés sans visage, ils ne sont pas personnifiés, et à juste titre, ils sont déshumanisés, ils ne sont que des numéros d'identifiant militaire. Le seul dont on pourrait apercevoir clairement le visage a la face noire, c'est un fantôme, ou bien l'ombre de lui-même. Il n'est pas sans rappeler des œuvres de Francis Bacon, dans lesquelles à côté des visages aux chairs tuméfiés émerge l'ombre portée d'un profil humain, celui de l'artiste ou de George Dyer son amant. Le soldat qui lit les informations relatives au mort n'est pas plus reluisant, il courbe l'échine et veut se concentrer sur les mots, mais l'obscurité, et la saleté du papier rend la lecture impossible et indiscernable. Deux soldats dans le tiers supérieur creusent la tombe dans laquelle sera inhumé le mort. Avec une pelle et une pioche, ils creusent et creusent encore, comme ils savent le faire tous les jours pour bâtir les tranchées dans lesquelles ils pourront s'abriter des tirs et des schnarpels. Ces quatre soldats sont dépersonnifiés, déshumanisés, ils sont spectraux sous leurs uniformes, nous ne sentons pas de vie, ou alors une existence en sursit jusqu'à la prochaine balle qui viendra confisquer leur souffle vital.
Par opposition et avec paradoxe, celui qui semble vivant est le soldat figurant le mort. La couleur claire de sa chemise est la seule lueur de l'espace, même maculée de gouttes de sang et de tâches de boue. Certes il y a des étoiles qui luisent timidement dans le ciel sans apporter d'espoir. Sont-ce des âmes sorties de l'horreur qui contemple des cieux le malheur sur terre ? Sans doute, en plus d'être des ponctuations plastiques qui épinglent notre regard sur la scène, et empêchent qu'il s'échappe dans le bleu infini.
Le soldat mort, la chemise claire, le visage lumineux semble dormir, ses lèvres sont roses, sa chevelure rousse et sa barbe sont bien taillées. Il git là sans souffrance, sans convulsion, sans crispation. Il me fait penser au Christ de la Piéta de Michel-Ange qui se trouve à Saint Pierre de Rome, où le fils de dieu semble apaisé dans les bras de sa mère. Ce soldat a fini de souffrir de ce monde terrestre, dans lequel il ne fut malgré son jeune âge et sa promesse d'avenir que la chair à canon de raisons dont on à peine à mesurer l'intérêt.
La scène n'est pas à la gloire patriotique, à l'élan chevaleresque, à une mystique du combat, comme le vit Ernst Jünger dans son journal de guerre : Orages d'acier, qui rend compte de ses quatre années de guerre sur le front allemand ; ni à l'expressionnisme vociférant d'Otto Dix dont l'imagerie morbide n'épargne pas le spectateur.